Ambroise Perrin, journaliste à FR 3 Alsace dans les années 70 – 80, nous raconte son premier reportage. Il était alors étudiant au CUEJ, l’école de journalisme de Strasbourg.
Évoquer la première fois, ce n'est pas forcément se souvenir du temps perdu. C'est raconter la recherche de l'étourdissement des paysages et des ruines de sa jeunesse. J'étais en cette rentrée 1972 en première année du CUEJ à Strasbourg, le Centre universitaire d'enseignement du journalisme. Premières armes journalistiques faites dans la presse écrite, correspondant numéro 3338 des Dernières Nouvelles de Alsace pendant mes années au lycée. À la fac, les profs techniques, c'étaient des journalistes locaux et aguerris, réunis autour de AlphonseIrjud le directeur du CUEJ, ancien rédacteur en chef du Nouvel Alsacien.
Michel Gallin donnait des cours de télévision, il était le rédacteur en chef de FR3 Alsace, la station place de Bordeaux à 500 m du CUEJ. Quoiqu’ayant choisi l'option ‘presse écrite’, j'avais une caméra 16 millimètres, une Beaulieu avec un 17/68 qui ouvre à 2.2 (le 12/120 était beaucoup plus cher). Caméra achetée d'occasion à un photographe du magazine Spectacle du Monde rencontré au Festival d'Avignon. Je l'ai toujours cette caméra, magnifique dans son étui de cuir noir garni de velours rouge,mais depuis le temps les deux batteries doivent être mortes.
Nous, étudiants faraudsun peu insolents et parfois hautains, nous avions un petit mépris pour ‘la télé’ et si j'avais une caméra, c'était par passion pour le cinéma, la seule noblesse pour de la pellicule. Nous rêvions de tourner des films, documentaires ou fictions. À la fin d'un cours, Gallin m'interpelle et me demande si je voulais faire une pige ce dimanche, la première neige dans les Vosges, il allait faire froid au fin fond du Bas-Rhin, je n'avais qu'à passer à la station, prendre une 30 mètres noir et blanc, avec retour au plus tard à 16h pour avoir le temps de développer la 16 millimètres pour le journal de 19h20.
Oh joie ! Quelle fierté ! Mon premier reportage à la télévision ! Cela demande de l'organisation. Batteries bien chargées, carte Michelin pour le Donon, décamètre pour vérifier le point et bons conseils de Bernard Kurt, cameraman chevronné tellement sympathique, tout tourner au grand angle pour être certain d'avoir toujours assez de profondeur de champ.
Ensuite, aller en stop à Wissembourg emprunter la 203 noire de la tante Marguerite, pour repartir au sud, à 70 km heure maximum, dans la montagne. La route est longue, ça monte, ça caille, et toujours pas de neige à l'horizon. Plus haut, plus haut ! Il est midi passé, me voilà au sommet. Des plaques blanches comme de petits coussins de coton m’attendent derrière des rochers. Moment solennel, ça tourne ?
Non. Il faut voir le paysage derrière l'immaculée édredon, impossible de trouver un angle avec les précieux flocons en situation. Et donc pour mon premier reportage,moi, le grand journaliste aspirant au respect irréprochable d’une rigoureuse éthique, JE TRICHE ! Je rassemble de la neige sur le haut du rocher, je pose quelques duvets blancs dans la perspective en contrebas et je me lance dans un travelling panorama, je répète mes mouvements avant de tourner, Hollywood, plan large, gros plan dans l'axe, fondu au flou sur une touffe d'herbe grelottante sous sa plaque glacée. Et je tente du souffle chaud de mon haleine de faire tomber une goutte d'eau face au soleil, contre-jour artistique. Les mains gelées je remballe et je fonce dans les virages de la départementale cahotante de l'aventure. Arrivée de la course sous le pylône rouge et blanc de l'émetteur, ce soir, Ambroise Perrin à la télé, les parents sont prévenus, il faudra regarder.
La précieuse bobine serrée comme une proie impressionnée de deux minutes et trente secondes d’actualité, je parcours les couloirs de la station, étonné de ce que personne ne m'interpelle pour savoir comment cela s'est passé. Je comprends qu'il faut aller au labo, j'apprends que j'ai de la chance car il y a deux autres 30 mètres qui viennent d'arriver, j'attends, j’arpente le couloir, le divin enfant va naître, me voilà papa, la bobine sent bon l'acide acétique du bain d'arrêt. Je fonce au couloir des salles de montage, j'annonce «j'ai la neige de la météo», on ne se précipite pas pour découvrir mon Festival de Cannes, simplement la gentille monteuse me dit «donne, je vais la faire». C'est le off de fin de bobine, y’a pas de pyral en synchro. J'admire les deux tables Atlas bleue et grise, la sonore avec deux pistes et la petite muette. Ben non, pas besoin de table de montage, on m’interrompt lorsque je commence à détailler les milles différents plans de mon western montagnard par un «c'est bon, je trouve».
La monteuse, en qui je voyais Eisenstein et Dziga Vertov réunis, déroule les tout premiers mètres de pellicule de ma 30 mètres et d'un geste péremptoire, d'un doigt agile, d'un regard expérimenté, d'une vitesse épouvantable et d'un flegme imperturbable copié à Buster Keaton, elle arrache trois bouts de pellicule, jette le reste de la bobine non visionnée dans le chutier, et le fruit de ma carrière naissante autour du cou s'assied enfin devant sa colleuse clac clac clac, une rythmo devant, un petit défilement entre les doigts pour vérifier qu'il n'y ait pas d'images blanches (c’est avec la Bell Howell, pas avec la Beaulieu, à chaque coupure de caméra) elle répète c'est un muet, 20 secondes ça suffit pour la fin du journal. Et elle va dans la salle de montage voisine coller ma météo et ma stupéfaction à la fin de la grosse bobine complète pour le télécinéma.
Elle me dit «tiens apporte cela en cabine, prends le son et porte les bobines à plat pour ne pas faire de choucroute». La choucroute, c'est quand le centre du film sort de la bobine, il faut tout dévider en faisant un tour tous les 10 cm et c'est la catastrophe. Je n'ose donc pas retourner récupérer les 3/4 de mon exploit vosgien dans la poubelle des chefs d'œuvre méconnus. Tout me paraît bien calme en régie, ben oui, on a encore 10 minutes. Je demande si je peux rester, on me dit bien sûr ; je ne me souviendrai absolument pas des sujets qui passent, il y a un invité qui déborde, «on sucre la météo ?» demande la script, non c'est bon on a encore le temps, j'ai eu chaud, c'est comme si le volcan ravalait sa lave, c'est la météo, «les premières neiges ont fait leur apparition sur les massifs montagneux...», MES IMAGES À L’ANTENNE ! formidable, oups, «merci de votre attention, bonne soirée, à demain», un seul plan est passé, le seul où j'ai un peu bougé en glissant. «Sur les muets on ne met pas de synthé» me dit la scripte charitable, ah oui, il n'y a pas eu mon nom. Tout le monde file, pas de débriefing, personne pour commenter mon tournage enneigé. À l'époque, pas de magnétoscope pour enregistrer le journal, donc pas de possibilité de revoir la séquence. Je dirai un jour rigolard et ricanant que ma frustration avait été une gentille leçon d'humilité.
Mais je me vengerai 17 années plus tard, envoyé pour Soir 3 à Berlin avec ma bétacam, je filmerai les premiers coups de pioche dans le Mur le 11 novembre 1989 et je ferai l'ouverture du JT avec un sujet de 4 minutes et 30 secondes.
Retraité, je vais faire une balade cet hiver au Donon.
Ambroise Perrin